La famille Flaubert
Gustave naît le 12 décembre 1821 à l’hôpital de Rouen. Son père, Achille-Cléophas, en est le chirurgien-chef. Caroline, sa mère, née Fleuriot, est originaire de Pont-Audemer. Son frère Achille, l’aîné de la fratrie, est alors âgé de huit ans. Trois ans plus tard, naît Caroline, sa sœur bien aimée, sa compagne de jeu. Leur correspondance témoigne de leur proximité. Flaubert a beaucoup d’affection pour sa sœur, à qui il donne des cours et qui pratique les arts, le dessin et le piano. Quand Gustave est âgé de quatre ans, une nourrice, Julie, entre au service des Flaubert. Elle y reste pendant cinquante ans comme domestique. Les Flaubert sont logés dans la maison de fonction de l’Hôtel-Dieu, qui abrite aujourd’hui le Musée Flaubert et d’histoire de la médecine.
En 1839, Achille Flaubert, élève brillant, passe avec succès sa thèse de médecine à Paris. Il se marie avec Julie Lormier quelques mois plus tard. Gustave est exclu du collège en décembre. À dix-huit ans, il va devoir préparer seul son baccalauréat. Chirurgien reconnu, Achille succèdera à son père à l’Hôtel-Dieu. Les rapports entre les deux frères ont toujours été très distants.
En janvier 1846, le père de Gustave Flaubert meurt : « Je n’ai aimé qu’un homme comme ami et qu’un autre c’est mon père » (Cahiers intimes, 1840-1841). On considère souvent le docteur Larivière de Madame Bovary comme un portrait magnifié du père : « L’apparition d’un dieu n’eût pas causé plus d’émoi. [...] Son regard, plus tranchant que ses bistouris, vous descendait droit dans l’âme et désarticulait tout mensonge » (III, 8). Admiration et affection sans doute pour ce père, qui laisse un héritage permettant à la famille de vivre de ses rentes. Flaubert a pu se consacrer entièrement à la littérature sans jamais exercer un métier de subsistance.
En mars 1846, sa sœur meurt à son tour, ne survivant pas à la naissance d’une petite fille, baptisée Caroline comme sa mère et comme sa grand-mère (il y a trois générations de Caroline dans la famille). Flaubert et sa mère se chargeront de son éducation. « Depuis que mon père et ma sœur sont morts je n’ai plus d’ambition. [...] Je ne sais pas même si jamais on imprimera une ligne de moi », écrit-il à Louise Colet.
En avril 1872, sa mère Justine-Caroline s’éteint. « Je me suis aperçu, depuis 15 jours, que ma pauvre bonne femme de maman était l’être que j’ai le plus aimé. C’est comme si l’on m’avait arraché une partie des entrailles », écrit-il à George Sand. La maison de Croisset revient alors à sa nièce Caroline mais il continue à y vivre. Sa mère fut sa compagne de Croisset, attentive et protectrice. Il lui dédicace ainsi son premier roman, Madame Bovary : « À ma bonne mère. Son vieux compagnon. Gve Flaubert. »
Les lieux
L’Hôtel-Dieu : un terrain de jeu
La chambre de Gustave est située au deuxième étage de la maison familiale, qui occupe l’extrémité de l’aile sud de l’hôpital. L’environnement est particulier. Flaubert écrit à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie en 1857 : « J’ai grandi au milieu de toutes les misères humaines — dont un mur me séparait […]. Voilà pourquoi, peut-être, j’ai les allures à la fois funèbres et cyniques. Je n’aime point la vie et je n’ai point peur de la mort », ou encore à Louise Colet en 1853 : « Quels étranges souvenirs j’ai en ce genre ! L’amphithéâtre de l’Hôtel-Dieu donnait sur notre jardin. Que de fois, avec ma sœur, n’avons-nous pas grimpé au treillage et, suspendus entre la vigne, regardé curieusement les cadavres étalés ! Le soleil donnait dessus : les mêmes mouches qui voltigeaient sur nous et sur les fleurs allaient s’abattre là, revenaient, bourdonnaient ! [...] Je vois encore mon père levant la tête de dessus sa dissection et nous disant de nous en aller. Autre cadavre aussi, lui. »
Croisset : le retrait et l’écriture
Le 21 mai 1844, la famille Flaubert achète une maison à Croisset, au bord de la Seine, aux environs de Rouen. Gustave vient de subir sa première crise nerveuse, sur la route de Pont-l’Évêque. Interrompant ses études de droit, il se retire alors à Croisset. Cette maladie n’a pas que des inconvénients : « [Elle] aura toujours eu l’avantage qu’on me laisse m’occuper comme je l’entends », écrit-il à Emmanuel Vasse en janvier 1845 ; c’est-à-dire se consacrer à la littérature.
En 1846, après ses deuils familiaux, il s’installe définitivement à Croisset. Il écrit à Ernest Chevalier : « je me vautre sur un divan de marocain vert. […] j’ai fait orner mon bocal à ma guise et j’y vis comme une huître rêveuse. »
En 1848, après avoir assisté aux journées révolutionnaires de février 1848 avec ses amis Louis Bouilhet et Maxime Du Camp, il se met à rédiger La Tentation de saint Antoine (première version d’une œuvre qui en comptera trois). Cette écriture l’exalte mais ses deux amis, après avoir entendu la lecture exhaustive de l’œuvre, lui conseillent de « jeter cela au feu ». Il aura beaucoup de mal à se remettre de cette condamnation.
Jusqu’à sa mort, en mai 1880, il reste fidèle à sa retraite d’écrivain. C’est en effet là qu’il rédige l’essentiel de son œuvre.
Les voyages, l’Orient
En 1840, ayant obtenu son baccalauréat, Flaubert part en voyage dans les Pyrénées et en Corse, en compagnie d’un ami de son père. Il prend des notes pendant son voyage, et au retour il écrit : « Aujourd’hui mes idées de grand voyage m’ont repris plus que jamais c’est l’Orient toujours. J’étais né pour y vivre. »
En 1845, accompagnant sa famille lors du voyage de noces de sa sœur, il visite l’Italie du Nord. En 1847, il découvre la Bretagne en toute liberté avec son ami Maxime Du Camp. Leur récit de voyage à quatre mains, Par les champs et par les grèves, est resté inédit de leur vivant.
De 1849 à 1851, il voyage avec Maxime Du Camp en Égypte, en Palestine, à Rhodes, en Asie mineure, à Constantinople, en Grèce... Maxime se livre à ses « rages photographiques, » et Flaubert prend des notes. Il pense aux œuvres à venir : le Dictionnaire des idées reçues, un Don Juan, Anubis, un roman flamand : « Il se prépare en moi quelque chose de nouveau, une seconde manière peut-être ? mais d’ici à quelque temps il faut que j’accouche. Il me tarde de connaître ma mesure », écrit-il à sa mère.
En 1851, il revient par la Grèce et par l’Italie, où sa mère est venue le rejoindre. « Eh bien, oui, j’ai vu l’Orient et je n’en suis pas plus avancé, car j’ai envie d’y retourner », écrit-il à son ami Ernest Chevalier
Ce voyage donne un support concret à ses rêveries orientales. En 1852, il écrit à Louise Colet : « J’ai vécu partout par-là [en Grèce], moi, sans doute, dans quelque existence antérieure. — Je suis sûr d’avoir été, sous l’empire romain, directeur de quelque troupe de comédiens ambulants, un de ces drôles qui allaient en Sicile acheter des femmes pour en faire des comédiennes, et qui étaient, tout ensemble, professeur, maquereau et artiste. »
Les grandes amitiés
Ernest Chevalier et Alfred Le Poittevin
En 1829, Gustave, âgé de huit ans, se lie d’amitié avec Ernest Chevalier. Il partage avec lui ses lectures, ses jeux, l’amour des planches et ses jeunes engouements pour la littérature. Grâce au grand-père d’Ernest, il découvre Don Quichotte, livre fondamental dont il déclare plus tard, dans une lettre à Louise Colet, « l’avoir su par cœur avant de savoir lire ».
En 1838, Gustave lit Rabelais et Byron ; il en parle à Ernest : « les deux seuls qui aient écrit dans l’intention de nuire au genre humain et de lui rire à la face ». Rabelais reste une grande référence pour Flaubert. L’année suivante, alors que Gustave est exclu de la classe de philosophie pour avoir organisé un chahut et refusé de faire un pensum, il écrit à Ernest: « Quant à écrire ? je parierais bien que je ne me ferai jamais imprimer ni représenter. [...] Cependant si jamais je prends une part active au monde ce sera comme penseur et comme démoralisateur. »
En 1850, Gustave réagit mal au projet matrimonial de son ami Ernest. Dans une lettre à sa mère, il tonne : « Magistrat, il est réactionnaire ; marié, il sera cocu. » L’amitié cesse quand un ami le « quitte » pour une femme !
Alfred Le Poittevin, que Flaubert fréquente depuis l’enfance puisque leurs mères sont des amies d’enfance, est son aîné de cinq ans. De ce fait, il exerce une influence plus forte dans la formation de Gustave que ses autres amis. Il le guide dans ses lectures, éveille sa curiosité pour les religions, les doctrines philosophiques, notamment le scepticisme, et suscite son goût pour l’Orient. Il disparaîtra jeune en 1848. Mais il permettra, à titre posthume, le rapprochement de Flaubert avec Maupassant qui était son neveu.
Louis Bouilhet
En 1846, Flaubert retrouve Louis Bouilhet : ils s’étaient connus en cinquième au collège Royal de Rouen, sans vraiment se fréquenter. Ils deviennent alors de grands amis. Poète, Bouilhet jouera un rôle important de conseiller dans l’écriture de œuvres de Flaubert. Louis est bon juge en matière littéraire et Flaubert accepte ses critiques. Durant les longues années d’écriture de Madame Bovary, chaque semaine, Gustave lira à Louis, au fur et à mesure, ses nouvelles pages.
Pendant l’hiver 1847, en guise de récréation, Bouilhet et Flaubert rédigent des scenarii : drames, pièces de théâtre... C’est aux côtés de Louis que Gustave assiste aux émeutes de 1848 à Paris. En 1878, Flaubert écrira : « L’année 1848 a été la plus belle de ma vie, j’avais une fière gaieté, je vous jure, et un joli tempérament ! ». Ils se fréquentent assidûment jusqu’au départ de Louis pour Paris en 1853. Bouilhet se consacre essentiellement au théâtre et les deux amis collaborent à la féerie Le Château des cœurs en 1863. On a conservé 485 lettres de Louis Bouilhet, et seulement 89 de Flaubert dans l’autre sens car beaucoup ont été détruites.
Quand en 1869 Louis Bouilhet meurt, Flaubert perd à la fois un ami et un collaborateur : « J’ai enterré avant-hier ma conscience littéraire, mon jugement, ma boussole. ». « En perdant mon pauvre Bouilhet, j’ai perdu mon accoucheur, celui qui voyait plus clairement que moi-même. Sa mort m’a laissé un vide dont je m’aperçois chaque jour davantage. » Il lui rend hommage dans une préface à son recueil de vers posthume, Dernières chansons (1872). Pendant plusieurs années, Flaubert se bat contre le Conseil municipal de Rouen pour obtenir un emplacement où ériger un monument à sa mémoire. Mais ce monument ne sera inauguré qu’après son propre décès. Peu après la mort de Bouilhet, Sainte-Beuve meurt à son tour. « J’avais fait L’Éducation sentimentale, en partie pour Sainte-Beuve. Il sera mort sans en connaître une ligne ! Bouilhet n’en a pas entendu les deux derniers chapitres. Voilà nos projets ! L’année 1869 aura été dure pour moi ! — Je vais donc encore me trimbaler dans les cimetières ! », écrit-il à sa nièce.
Maxime Du Camp
En 1843, Gustave rencontre Maxime Du Camp à Paris pendant sa deuxième année de droit. Dans la capitale, il s’ennuie : « Je fais donc mon Droit, c’est-à-dire que j’ai acheté des livres de Droit. [...] Mais ce qui revient chez moi à chaque minute […] c’est mon vieil amour, c’est la même idée fixe : écrire ! », dit-il à Gourgaud-Dugazon, son professeur de Lettres. Maxime sera un ami très proche dans la vie parisienne, les voyages et les débuts d’écriture de Flaubert.
En 1847, ils entreprennent un voyage en Bretagne. En 1848, ils assistent aux événements de la Révolution, Flaubert reste spectateur. Il a commencé à écrire La Tentation de saint Antoine. Il lit cette version à ses deux amis Bouilhet et Du Camp, pendant 32 heures en septembre 1849. Le verdict est sans appel : « Nous pensons qu’il faut jeter cela au feu et n’en jamais reparler. » Flaubert en restera très affecté : « L’histoire de Saint Antoine m’a porté un coup grave, je ne le cache pas », écrit-il à Louis Bouilhet en 1850. D’après les Souvenirs littéraires de Maxime Du Camp, Bouilhet lui aurait alors conseillé un sujet plus terre à terre, un fait divers bourgeois.
Le 29 octobre 1849, Flaubert embarque pour l’Orient avec Maxime Du Camp, qui en rapportera un important reportage photographique. Cette expérience partagée de l’Orient comptera beaucoup pour Flaubert.
En 1852, les relations entre les deux amis deviennent difficiles. Dirigeant la Revue de Paris, Du Camp conseille à son amie de se pousser un peu. En retour, Flaubert lui écrit : « Arriver ? — à quoi ? [...] Être connu n’est pas ma principale affaire. [...] Je vise à mieux, à me plaire [...] Que je crève comme un chien plutôt que de hâter d’une seconde ma phrase qui n’est pas mûre. » Puis, parlant de Maxime, il écrit à Louise Colet en 1853 : « je suis maintenant incapable à son endroit d’un sentiment quelconque. […] Ah ! les hommes d’action ! les actifs ! comme ils se fatiguent et nous fatiguent à ne rien faire. » Leurs choix de vie et de carrière divergent.
George Sand
En 1863, l’amitié entre Flaubert et George Sand naît après un article élogieux de la romancière sur Salammbô. Malgré des divergences littéraires ou politiques, leur amitié sera constante comme en atteste leur abondante correspondance.
En 1866, George Sand fait deux séjours à Croisset, fin août et début novembre. Gustave travaille alors à la seconde partie de L’Éducation sentimentale. Rongé de doute, il écrit à son amie : « Mon roman va très mal pour le quart d’heure. [...] Ah ! je les aurai connues, les Affres du Style ! » La même année il lui confie : « Je ne sais quel espèce de sentiment je vous porte. Mais j’éprouve pour vous une tendresse particulière et que je n’ai ressenti pour personne jusqu’à présent. »
En 1867, il se documente, par lettres et sur le terrain, pour L’Éducation sentimentale : la Bourse, les faïences, les courses, le menu que l’on servait en 1847 au Café Anglais... « Quelle lourde charrette de moellons à traîner ! », écrit-il à George Sand. Les échanges épistolaires entre les deux écrivains seront très nombreux au cours de l’écriture de ce roman. Elle se rend à Croisset en mai 1868, il ira à Nohant en décembre 1869.
En 1873, un an après la mort de sa mère, Flaubert séjourne de nouveau à Nohant. Alors qu’il accumule de nombreuses lectures pour Bouvard et Pécuchet, il se confie à son amie en 1875 : « Mon affaissement psychique doit tenir à quelque cause cachée ? Je me sens vieux, usé, écœuré de tout. [...] Je n’attends plus rien de la vie qu’une suite de feuilles de papier à barbouiller de noir. Il me semble que je traverse une solitude sans fin, pour aller je ne sais où, et c’est moi qui suis tout à la fois le désert, le voyageur, et le chameau ! » Flaubert trouve auprès de la « bonne dame de Nohant » un réel soutien moral.
En 1874, George Sand continue à l’encourager sur le plan littéraire. À propos de La Tentation de saint Antoine, elle lui écrit : « Saint Antoine est un chef-d’œuvre, un livre magnifique. Moque-toi des critiques. Ils sont bouchés. »
Le 8 juin 1876, George Sand, celle que Flaubert appelle « Chère maître », s’éteint : « J’avais commencé Un cœur simple à son intention exclusive, uniquement pour lui plaire. Elle est morte, comme j’étais au milieu de mon œuvre. Il en est ainsi de tous nos rêves », écrit-il à Maurice, le fils de George Sand, en 1877.
Quelques amours
Élisa Schlesinger
Pendant les vacances de l’été 1836, Gustave rencontre Élisa Schlesinger, « Madame Maurice », à Trouville. Elle a vingt-six ans, il en a quinze. Il écrit dans Les Mémoires d’un fou : « J’étais immobile de stupeur comme si la Vénus fût descendue de son piédestal et s’était mise à marcher. C’est que pour la première fois alors je sentais mon cœur, je sentais quelque chose de mystique, d’étrange, comme un sens nouveau. J’étais baigné de sentiments infinis, tendres, j’étais bercé d’images vaporeuses, vagues, j’étais plus grand et plus fier tout à la fois. J’aimais. » Cette première rencontre se retrouvera dans la scène initiale de L’Éducation sentimentale.
En 1846, Flaubert écrit à Louise Colet, alors que les Schlesinger se sont installés à Bade : « je n’ai eu qu’une passion véritable. Je te l’ai déjà dit. J’avais à peine 15 ans, ça m’a duré jusqu’à 18. Et quand j’ai revu cette femme-là après plusieurs années j’ai eu du mal à la reconnaître. — Je la vois encore quelquefois mais rarement, et je la considère avec l’étonnement que les émigrés ont dû avoir quand ils sont rentrés dans leur château délabré. » On pense alors à la dernière rencontre entre Frédéric et Madame Arnoux dans L’Éducation sentimentale et à leur amour resté platonique.
Le 5 octobre 1872, Flaubert lui écrit à Élisa : « Ma vieille Amie, ma vieille Tendresse, je ne peux pas voir votre écriture, sans être remué ! [...] J’aimerais tant à vous recevoir chez moi, à vous faire coucher dans la chambre de ma mère. [...] je suis un Vieux. L’avenir pour moi n’a plus de rêves. Mais les jours d’autrefois se représentent comme baignés dans une vapeur d’or. — Sur ce fond lumineux où de chers fantômes me tendent les bras, la figure qui se détache le plus splendidement, c’est la vôtre !—Oui, la vôtre. Ô pauvre Trouville. »
Louise Colet
En 1846, Flaubert rencontre Louise Colet à Paris, chez le sculpteur Pradier. C’est le début d’une liaison passionnée et orageuse et d’une correspondance où l’analyse littéraire tient plus de place que l’amour. Louise Colet est une poétesse déjà connue, elle a trente-six ans, lui vingt-cinq, ce qui n’empêche pas Gustave de critiquer ses textes. Les lettres qu’il échange avec Louise, dont deux cent quatre-vingt-une ont été conservées, sont d’un grand intérêt pour la compréhension des choix esthétiques de Flaubert.
En 1848, il rompt une première fois avec elle. Son ami Maxime Du Camp avait écrit à Louise un an plus tôt : « Du jour où vous l’avez connu vous avez essayé de déranger sa vie », ou encore : « Gustave n’aime pas le sentiment, il en est las, il en est saoul, comme il dit. »
En 1851, Flaubert renoue avec Louise Colet, peu de temps avant de débuter Madame Bovary. Les rencontres avec Louise Colet, à Mantes et à Paris, sont subordonnées aux échéances de l’écriture. Il est aussi très préoccupé par les risques de la paternité : « L’idée de donner le jour à quelqu’un me fait horreur. Je me maudirais si j’étais père », écrit-il à sa maîtresse.
En 1854, la deuxième partie de Madame Bovary avance : Louise Colet retarde Flaubert en lui donnant à corriger des vers qu’il commente longuement. Nouvelle rupture : « J’ai toujours essayé (mais il me semble que j’échoue) de faire de toi un hermaphrodite sublime. Je te veux homme jusqu’à la hauteur du ventre (en descendant). Tu m’encombres et me troubles et t’abîmes avec l’élément femelle », lui écrit-il.
En 1855, alors que la dernière partie de Madame Bovary est bien avancée et que Flaubert passe l’hiver à Paris, c’est la rupture. Il écrit à Louise, en post-scriptum sur un dernier billet : « J’ai appris que vous vous étiez donné la peine de venir, hier, dans la soirée, trois fois, chez moi. Je n’y étais pas. [...] le savoir-vivre m’engage à vous prévenir : que je n’y serai jamais ». Sur ce billet, Louise a ajouté : « Allée le 5 mars 1855 — lâche, couard et canaille. »
En 1859, en lisant Lui, le roman à clés de Louise, il se reconnaît sous les traits peu flatteurs de Léonce : « Il vivait au loin, à la campagne, travaillant en fanatique à un grand livre » ; « L’autre, là-bas, loin de moi, dans son orgueil laborieux et l’éternelle analyse de lui-même, il n’aimait point ; l’amour n’était pour lui qu’une dissertation, qu’une lettre morte ! » Flaubert écrit à Ernest Feydeau au sujet de ce roman : « Tu y reconnaîtras ton ami arrangé d’une belle façon. [...] Quant à moi j’en ressors blanc comme neige, mais comme un homme insensible, avare, en somme un sombre imbécile. Voilà ce que c’est que d’avoir coïté avec des Muses ! »
En 1876, Flaubert apprendra par hasard la mort de Louise Colet : « Cette nouvelle m’émeut de toutes façons. Vous devez me comprendre », écrit-il à Jules Troubat.
Une vie pour la littérature
Les débuts littéraires
Le 15 mai 1832, Gustave entre en classe de huitième au Collège Royal de Rouen, aujourd’hui le lycée Corneille. En 1835, il lance, avec la collaboration de son ami Ernest, un journal manuscrit Art et Progrès dont il est le rédacteur-copiste. Dans le second numéro, le seul qui ait été conservé, figurent un «Voyage en enfer », « Une pensée » (d’amour), des « Nouvelles » et une rubrique « Théâtres ». Le troisième numéro ne paraît pas, peut-être supprimé par les autorités du Collège. Ayant beaucoup de goût pour l’écriture, la farce et le théâtre, il invente un personnage grotesque, le « Garçon », avec ses amis et sa sœur. Il se passionne pour l’histoire, grâce à son professeur, Adolphe Chéruel, puisant dans cette discipline la matière à ses premiers écrits.
En 1838, écrit un long texte largement autobiographique : Les Mémoires d’un fou. Très vite, il affiche des opinions critiques sur la religion, la politique et la médiocrité ambiante. Adolescent, il écrit « Grisons-nous avec l’encre, puisque le nectar des dieux nous manque », et restera fidèle à cette maxime. En 1845, il achève un long roman intitulé L’Éducation sentimentale, très différent de celui que l’on connaît sous le même titre, publié en 1869. En 1848, il se lance dans la rédaction de La Tentation de saint Antoine, terminé en 1849. Ces œuvres de jeunesse sont restées inédites de son vivant.
La carrière d’écrivain
En 1851, de retour de voyage, il entame l’écriture de Madame Bovary dont il achève la première partie en juillet 1852. En 1855, la troisième et dernière partie est bien avancée quand Gustave s’installe à Paris, au 42 boulevard du Temple. Il prend l’habitude d’y passer quelques mois chaque hiver. Madame Bovary est achevé en avril 1856, après quatre ans et demi de travail.
Le 31 Janvier 1857, Madame Bovary fait l’objet d’un procès pour outrage aux bonnes mœurs après sa prépublication en feuilleton dans la Revue de Paris. Pourtant, les premiers éditeurs avaient cru se prémunir contre des poursuites en censurant certains passages, en particulier la scène du fiacre. Le gérant de la revue, l’imprimeur, et le jeune auteur inconnu sont au banc des accusés. L’avocat impérial Ernest Pinard est chargé de l’accusation ; la défense est assurée par Jules Senard, un grand nom du barreau et de la politique, et un ami de la famille Flaubert. Finalement, Flaubert est acquitté. Le livre peut paraître en librairie, en avril 1857. L’auteur entre dans la vie littéraire par un coup d’éclat.
De 1858 à 1862, Flaubert s’immerge dans Salammbô, un roman qui se passe à Carthage à la fin de la première guerre punique, trois siècles avant J.-C. En 1860, il écrit à Amélie Bosquet, après avoir bouclé les chapitres VII à X : « Je suis présentement accablé de fatigue ! Je porte sur les épaules deux armées entières, 30 mille hommes d’un côté, onze mille de l’autre, sans compter les éléphants avec leurs éléphantarques, les goujats et les bagages ! » Le 24 novembre 1862, Salammbô est publié. Le livre se vend à mille exemplaires par jour : la mode carthaginoise est lancée.
En 1863, après l’intermède de l’écriture théâtrale du Château des cœurs, avec ses amis Bouilhet et d’Osmoy, il prépare L’Éducation sentimentale. C’est une longue période qui commence, il mêle un travail acharné sur son livre à des séjours dédiés à la vie sociale, mondaine et littéraire à Paris. Il voyage aussi à Londres. En 1866, il est fait chevalier de la Légion d’honneur.
En 1869, il achève L’Éducation sentimentale qui sera publié en novembre. La mort de Louis Bouilhet, en juillet, l’affecte beaucoup.
En 1870, Flaubert commence à travailler à La Tentation de saint Antoine. La guerre franco-allemande l’oblige à se réfugier à Rouen avec sa mère âgée, sa maison de Croisset étant occupée par les Prussiens.
En 1871, après le départ des Prussiens, Flaubert retrouve Croisset à peu près intact et déterre ses notes, enfouies par prudence dans une grande boîte. « Pour ne plus songer aux misères publiques et aux miennes, je me suis replongé avec furie dans saint Antoine », écrit-il à George Sand le 30 avril. En mars il visite la Princesse Mathilde à Bruxelles et se rend à Londres. Les années suivantes, il poursuit son écriture de La Tentation de saint Antoine, un sujet qui l’a passionné toute sa vie.
En mars 1874 a lieu la représentation de sa pièce, Le Candidat, qui sera un échec, tandis que sort La Tentation de saint Antoine, dont l’accueil est mitigé. Tout de suite après, il commence les lectures et les repérages pour Bouvard et Pécuchet ; le premier chapitre sera achevé en octobre.
Entre l’été 1875 et avril 1877, date de leur parution, il se consacre à Trois contes. Il écrit à Léonie Brainne le 15 février : « [j’ai] fini de recopier [mon] 3e conte — et ce soir le grand Tourguéniev a dû en commencer la traduction. Je vais me mettre dès la semaine prochaine à “faire gémir les presses” […] et le 16 avril prochain mon petit volume peut éclairer le monde. » L’interruption de Bouvard et Pécuchet au chapitre III était lié à des déboires financiers. En 1877, il en reprend la rédaction et se déplace en Normandie pour compléter sa documentation. Il y travaillera jusqu’à la fin de sa vie.
Le 8 mai 1880, Flaubert meurt d’une attaque cérébrale, laissant sur sa table Bouvard et Pécuchet inachevé. Le roman est interrompu au dernier chapitre du premier volume : l’éducation. Son roman, selon ses propres mots, l’achève avant qu’il ne l’achève. Il lui manque, pense-t-il, encore six mois pour terminer le second volume, presque exclusivement fait de citations.
Chronologie
- 9 février 1813 : Naissance d’Achille Flaubert. C’est le premier enfant d’Achille-Cléophas et de Caroline Flaubert (dans la famille Flaubert, il y a trois génération de Caroline : la mère, la fille qui épouse Émile Hamard et la petite-fille, Caroline Commanville puis Franklin Grout.
- 12 décembre 1821 : Naissance à Rouen de Gustave Flaubert.
- 15 juillet 1824 : Naissance de Caroline, sœur de Gustave.
- 15 mai 1832 : Entrée au Collège royal de Rouen, en huitième.
- Été 1836 : Rencontre d’Élisa Schlésinger à Trouville.
- Décembre 1839 : Flaubert est renvoyé du Collège Royal de Rouen.
- Août 1840 : Flaubert passe seul le baccalauréat qu’il obtient.
- Août-octobre 1840 : Voyage dans les Pyrénées et en Corse.
- 1841-1843 : Études de Droit à Paris.
- Janvier 1844 : Premières crises nerveuses, Flaubert abandonne le droit et revient à Rouen.
- Juin 1844 : Installation des Flaubert à Croisset.
- 15 janvier 1846 : Mort d’Achille-Cléophas Flaubert à Rouen.
- 22 mars 1846 : Mort de la sœur de Flaubert, deux mois après son accouchement.
- 1846-1848 : Première liaison de Flaubert avec la poétesse Louise Colet.
- 24 mai 1848 -12 septembre 1849 : La Tentation de saint Antoine (1re version).
- 1849-1851 : Voyage en Orient avec Maxime Du Camp.
- 1851-1854 : Deuxième liaison avec Louise Colet.
- Été 1851 : Début de la rédaction de Madame Bovary.
- Fin 1856 : Madame Bovary paraît en feuilleton dans la Revue de Paris.
- Janvier-février 1857 : Procès de Madame Bovary et acquittement de l’auteur.
- 15 avril 1857 : Publication de Madame Bovary chez Michel Lévy.
- 1er septembre 1857 : Début de la rédaction de Salammbô.
- Avril-juin 1858 : Voyage en Algérie et en Tunisie pour Salammbô.
- 24 novembre 1862 : Publication de Salammbô chez Michel Lévy.
- Juin 1862-décembre 1863 : Rédaction de la pièce de théâtre Le Château des Cœurs, rédigé en collaboration avec Louis Bouilhet et Charles d’Osmoy.
- 1er septembre 1864 : Début de la rédaction de L’Éducation sentimentale.
- 2 mai 1867 : Louis Bouilhet est nommé conservateur à la Bibliothèque Municipale de Rouen.
- 18 juillet 1869 : Mort de Louis Bouilhet à Rouen.
- 17 novembre 1869 : Publication de L’Éducation sentimentale chez Michel Lévy.
- Hiver 1870-1871 : Les Prussiens occupent Croisset.
- 17 janvier 1872 : Lettre de M Gustave Flaubert à la Municipalité de Rouen au sujet d’un vote concernant Louis Bouilhet (à propos de son monument).
- 6 avril 1872 : Mort de la mère de Flaubert.
- 1er avril 1874 : Publication de La Tentation de Saint Antoine chez Charpentier.
- 24 Avril 1877 : Publication de Trois contes chez Charpentier.
- 1877-1880 : Rédaction de Bouvard et Pécuchet, commencée entre 1872 et 1874.
- 8 mai 1880 : Mort de Flaubert à Croisset.
- Mars 1881 : Publication posthume de Bouvard et Pécuchet chez Lemerre.