Flaubert et la Normandie

Les rapports de Gustave Flaubert avec Rouen, sa ville natale, et la Normandie sont ambivalents. Je t’aime, moi non plus… Il n’est pas tendre avec ses concitoyens quand il en parle dans ses lettres, mais y réside la plus grande partie de sa vie et il n’écrit vraiment bien que lorsqu’il est installé à sa table de travail, à Croisset. Profondément imprégné par ces lieux, il les choisit pour cadre de deux romans et d’un conte.

Rouen

Flaubert passe sa jeunesse à Rouen, dans un logement de fonction de l’Hôtel-Dieu où son père exerce comme chirurgien-chef. À la mort de celui-ci, en 1846, il s’installe avec sa mère dans une grande maison de maître située sur les bords de la Seine, à Croisset ; c’est là qu’il meurt en 1880.

Hôtel Dieu - Rouen
Hôtel-Dieu, Rouen

Il suffit de parcourir l’index de la correspondance de Flaubert, à l’entrée « Rouen », pour voir se multiplier les amabilités à l’égard de sa « stupide patrie », de « l’infect Rouen », etc. En fait  Flaubert déteste Rouen parce qu’il y est né et parce qu’il y vit. Découvrant Nantes lors de son voyage en Bretagne, il s’écrit : « ça ne vaut pas non plus Rouen […] que j’aimerais si je n’y étais né ». Ce rejet du lieu de naissance et d’habitation est une constante de l’époque romantique, pendant laquelle l’artiste se définit par opposition aux bourgeois, en revendiquant sa marginalité. Il attribue son mal de vivre à l’époque et au lieu, et rêves d’autres temps et de contrées lointaines. Au même siècle, Stendhal exècre Grenoble, Rimbaud fuira Charleville. Les diatribes contre Rouen et les Rouennais se trouvent essentiellement dans sa correspondance et elles ne seront publiées qu’après sa mort. Elles deviennent cependant publiques en 1872 dans un pamphlet contre les édiles de Rouen, qui refusent d’accorder un emplacement pour ériger un monument en hommage à son ami Louis Bouilhet : « Conservateurs qui ne conservez rien… Avant d’envoyer le peuple à l’école, allez-y vous-même ! Classes éclairées, éclairez-vous ! » Flaubert méprise aussi la capitale industrieuse de la Seine-Inférieure d’alors, celle des filateurs et des marchands de coton. Leur principal défaut : ne s’intéresser qu’à l’utile, considérer l’art comme un divertissement.

Les rapports de Flaubert à sa ville sont distants. Durant sa maturité, retranché à Croisset pour écrire, il ne fréquente pas la société rouennaise. Il s’y rend pour visiter sa famille, ses amis ou emprunter des livres à la bibliothèque, faire des achats, aller à la foire Saint-Romain. Il réserve sa vie mondaine à Paris. En retour, il est très mal connu des habitants. Après le procès de Madame Bovary, on trouve qu’il ne fait pas honneur à son père et à son frère, tous deux éminents chirurgiens. On le juge comme un original, un rentier qui ne fait qu’écrire un livre tous les cinq ans. La ville tant décriée tourne le dos à son grand homme, ils ne seront que deux cents à suivre son enterrement, Zola s’en offusquera. Et elle ne lui dédiera une rue qu’en 1950.

Rouen joue un rôle central dans le premier roman de Flaubert, Madame Bovary, et fait l’objet de nombreuses descriptions réalistes ou magnifiées. Flaubert peint le paysage industriel, mais aussi la superbe vue panoramique du haut de la route de Neufchâtel, qu’il décrit à travers les yeux amoureux d’Emma. Rouen sera le lieu de la jeunesse pour Charles et celui de l’aventure pour Emma. Comme celle-ci suit du doigt sur un plan les rues de Paris où elle ne marchera jamais, on peut parcourir les lieux hantés par les personnages du roman vers 1840 : Charles, élève au Collège Royal, puis étudiant en médecine logeant rue Eau-de-Robec (sordide à l’époque, touristique aujourd’hui), Emma au couvent des Ursulines, la rue d’Ernemont, une représentation au Théâtre des Arts (alors en bas de la rue Grand-Pont). Enfin Flaubert fait surgir, par des scènes mémorables, la cathédrale de Rouen, où Emma donne rendez-vous à Léon, et la ville qu’ils sillonnent en fiacre au gré de zigzags inconvenants. La cathédrale revient dans Trois contes, à titre documentaire : « Et voilà l’histoire de saint Julien l’Hospitalier, telle à peu près qu’on la trouve, sur un vitrail d’église, dans mon pays. » Ici, le conteur parlant à la première personne rejoint l’auteur. Le dernier des contes, Hérodias, trouve également une de ses inspirations dans le le tympan du portail Saint-Jean, qui représente le festin d’Hérode, la danse de Salomé et la décollation de Jean-Baptiste.

La ville « aux cent clochers » est bien présente chez Flaubert, qui s’identifie à ses monuments emblématiques : « J’ai au cœur quelque chose du suintement vert des cathédrales normandes. »

Cathédrale Notre-Dame de Rouen
Cathédrale Notre-Dame de Rouen

Croisset et la Seine

La véritable adresse de Flaubert est celle qui figure dans ses lettres : « Croisset, près Rouen ». L’achat par la famille de cette belle résidence de la périphérie rouennaise lui permet de se retirer, après une crise nerveuse, au début de 1844. Croisset n’est pas seulement un lieu tranquille, c’est pour Flaubert une façon de se tenir à l’écart de la « littérature industrielle », loin de Paris et des journaux. Comme toute légende, celle de « l’ermite de Croisset » n’est vraie qu’à moitié, car Flaubert passera environ un tiers de sa vie d’adulte à Paris. Mais l’image correspond à l’auteur, qui voyait l’art comme une religion, et sa vie comme celle d’un saint au désert, maudissant son siècle. Ce qu’il appelle sa « cahute » ou sa « cabane » n’est pas seulement un lieu où écrire : il y voit la condition même de l’exercice de la littérature. Il s’inquiète que la faillite de sa nièce, risquant d’entraîner la vente de la maison, ruine du même coup la possibilité même d’écrire.

C’est dans son grand cabinet au premier étage de la « maison blanche » avec vue sur la Seine que Flaubert écrit. Loin d’elle, lors de son voyage en Orient, il en a la nostalgie : « Là-bas sur un fleuve moins antique j’ai quelque part une maison blanche dont les volets sont fermés maintenant que je n’y suis pas. […] J’ai laissé la longue terrasse bordée de tilleuls Louis XIV où l’été je me promène en peignoir blanc. […] J’ai laissé le grand mur tapissé de roses avec le pavillon au bord de l’eau. » Ce pavillon au bord de l’eau qui se visite encore aujourd’hui, est le seul vestige de la maison de Croisset, démolie un an après la mort de Gustave pour laisser place à une usine. La Seine avec ses bateaux est présente dans la vie et l’œuvre de Flaubert : le géant aux allures de cachalot s’y baigne « comme un triton » ; elle relie le côté maternel normand au côté paternel champenois ; elle coupe Rouen en deux rives opposées, la gothique et la moderne dans Madame Bovary.

Flaubert meurt dans sa maison, le 8 mai 1880. Il est enterré à Rouen auprès de sa famille et de son ami Louis Bouilhet. Il occupe une petite tombe blanche de communiant au Cimetière monumental qui domine Rouen et d’où l’on peut deviner Croisset, à la courbe de la Seine.

Pavillon de Flaubert à Croisset (Canteleu)
Pavillon de Flaubert à Croisset (Canteleu)

La Normandie

Flaubert entretient également des rapports conflictuels avec sa province, à la fois consubstantielle et mise à distance. Il se sent normand quand il écrit à Louise Colet : « Je porte en moi la mélancolie des races barbares. » Maxime Du Camp raconte que lors de leur voyage en Orient, en regardant « les paysages africains, il rêvait à des paysages normands ». Mais à côté de ces « désirs de Normandie », on trouve de nombreuses marques de rejet, quand il écrit par exemple : « La Normandie avec sa verdure m’agace les dents comme un plat d’oseille crues », ou encore : « Je ne connais rien de plus ignoble que la Normandie. »

Dans son œuvre, le statut de la Normandie est à l’image des rapports qu’il entretient avec sa province natale. Son premier roman, Madame Bovary, sous-titré « Mœurs de province », s’appuie sur une géographie normande à la fois réelle, avec les villes de Rouen et de Tôtes ou Tostes et imaginaire : Flaubert reprend le nom d’une source rouennaise pour créer « Yonville », plantant dans le pays de Bray, une bourgade plus typiquement normande que toutes les communes réelles. Flaubert parle du territoire qu’il connaît pour y décrire l’ennui et la médiocrité d’un village. Cependant il cherche une vision universelle, puisqu’aussi bien la « pauvre Bovary, sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois ». Il refuse toute idéalisation pittoresque, à la différence de Balzac pour la Touraine, ou de George Sand pour le Berry. Il écrit à Louise Colet, le 10 avril 1853 : « Mes compatriotes rugiront, car la couleur normande du livre sera si vraie qu’elle les scandalisera. » Cette couleur locale normande peu flatteuse imprègne à la fois les lieux, les personnages, les situations, la manière prosaïque de « voir les choses », et jusqu’aux expressions. Il présente Yonville et sa région ainsi : « On est ici sur les confins de la Normandie, de la Picardie et de l’Île-de-France, contrée bâtarde où le langage est sans accentuation, comme le paysage sans caractère. C’est là que l’on fait les pires fromages de Neufchâtel de tout l’arrondissement, et, d’autre part, la culture y est coûteuse, parce qu’il faut beaucoup de fumier pour engraisser ces terres friables pleines de sable et de cailloux. »

Il n’était pas acquis que l´œuvre inachevée de Flaubert se déroule également en Normandie. L’auteur avait d’abord pensé à Houdan. La traversée encyclopédique des deux copistes, en grande partie hors sol et hors temps, pouvait se dérouler n’importe où. Mais finalement : « Je placerai Bouvard et Pécuchet entre la vallée de l’Orne et la vallée d’Auge, sur un plateau stupide, entre Caen et Falaise », écrit-il à sa nièce Caroline, le 24 juin 1874. Le cadre fixé, le roman restera ancré dans ce paysage normand, Flaubert y effectuant un voyage de repérage en septembre et octobre 1877.

Pour la géographie d’Un cœur simple, le premier de ces Trois contes (1877), Flaubert choisit Pont-l’Évêque, Honfleur, et Trouville, le lieu d’origine de sa mère et de ses propres amours adolescentes. C’est alors une Normandie nostalgique et apaisée qu’il met en scène ; un retour au territoire maternel qui sert de cadre à la modeste vie de Félicité.

Pont L'Evêque
Pont-l’Évêque